06 décembre, 2005

Révélation

Une fois n'étant pas coutume, je tiens à commencer cet “envoi” par quelques précautions oratoires, quelques consignes ou conseils, je préfère que vous revienne le choix de la terminologie. Idéalement, ces recommandations s'appliquent à toutes les musiques postées sur les blogs. Ici, il s'agit pourtant d'une nécessité démultipliée. Les voici :

1°) Si vous n'êtes pas disponible, si vous êtes pris dans le tourbillon d'une vie hyperactive, passez votre chemin pour mieux revenir plus tard. Il s'agit d'un raga du matin, enregistré au Festival de New Delhi en 2002, dont la durée dépasse légèrement les 40 minutes. Il faut du temps, l'esprit tranquille, rien d'autre à faire qu'écouter.

2°) Le prix des CD vierges étant aujourd'hui inférieur à celui d'une baguette de pain - on croît rêver ! - coupez le son de votre ordinateur, attendez que le morceau soit intégralement disponible au téléchargement puis copiez-le sur votre disque dur. Sans l'écouter, gravez-le sur un CD que vous pourrez dès lors écouter sur le meilleur matériel que vous ayez à votre disposition. Si pour une raison ou une autre, vous étiez déçu, vous n'auriez perdu qu'un peu de temps et un peu moins d'un €uro.-

Santoor : Pandit Shiv Kumar Sharma

Ce qu'il se produit, dans ce Raga Basant Mukhari, entre le santoor et le tabla, entre Pandit Shiv Kumar Sharma et Ustad Shafaat Ahmed Khan, me paraît absolument extraordinaire. La puissance de cette musique - acoustique, il va sans dire - la virtuosité des instrumentistes, cette impression de les entendre, passé un certain temps, jouer l'un contre l'autre, la richesse sonore, la dimension hypnotique qui en résulte et semble relever d'une implacable mécanique, finissent par laisser absolument pantois, qu'on soit, ou non, spécialiste ou amateur de musique indienne. Et je vous garantie qu'il n'est pas nécessaire d'ingurgiter quelque substance que ce soit pour apprécier.

Tabla : Ustad Shafaat Ahmed Khan

Dans vos commentaires, vous me faîtes souvent la gentillesse de considérer avec plaisir la musique que je vous propose. Si pour une raison ou une autre, vous êtes prévenu contre la musique indienne, oubliez vos préjugés et autres expériences malheureuses et faîtes-moi confiance. Et écoutez-le dans son intégralité. Il est évident que dans un morceau de cette durée, tout n'est pas joué dès les premières minutes, tout n'advient pas dans la seconde. Soyez patient, donnez-vous du temps. Ce qui se produit ne se produit pas exactement par hasard, l'enchaînement des notes, des phrases, des séquences se construit dans la durée. Si vous êtes déçu enfin, si vous avez le sentiment que je vous ai fait perdre votre temps, vous pourrez toujours m'agonir d'injures dans vos commentaires, et par mesure de rétorsion, priver la Cadillac de votre visite pendant plusieurs jours. Et je l'espère de tout cœur, pas davantage…


Blind Test du jour


Blind Test du 29 novembre
Carsida (Burhan Öçal & Istanbul Oriental Ensemble - Caravanserai - Network 2000)

29 novembre, 2005

Blues d'Orient

Le 17 septembre dernier, Jacques Lacarrière disparaissait, sinon dans le silence, dans une relative discrétion, la même probablement qui avait guidé ses pas tout au long de la vie. Quoi qu'il en soit, ne restent, la mort venue, que les questions, noyau insécable niché au cœur d'une vie vouée à l'écriture, indéchiffrable obsidienne. Qui était-il au fond ? Comment est-il devenu ce flâneur infatigable, errant magnifique et sans âge ? À quelle source son amour de la Grèce a-t-il trempé, laquelle des fées, souveraine parmi les souveraines, s’est-elle penchée sur son berceau pour le muer en géomètre des suds, poète des origines et des genèses, hédoniste contemplatif des indémodables secrets de la nature ? Quels aléas ont fait de lui le proche d’Icare et d’Hérodote, le confident des ermites, le praticien des dieux ? À quelles grandes œuvres s’est-il frotté pour devenir cet écrivain sémillant et profond, gourmand des beautés du monde ? Les livres, les œuvres, répondent-ils jamais à ces questions ?

Recueil de classiques du Rebetiko
traduits par Jacques Lacarrière


Mais restons du côté de la vie. En tendre amant de la Grèce, Jacques Lacarrière ne pouvait que s'éprendre du rebetiko. Né dans les bas-fonds d’Athènes, dans les arrière-salles des rades du Pirée, le rebetiko est une musique de mauvais garçons venus, de partout, s’échouer là, vivre dans la misère et le haschich des amours éternelles qui ne duraient qu’un jour, à la poursuite de rêves sauvages qui ne tenaient pas le vent... Posté à ce carrefour de l’Orient et de l’Occident, un petit groupe d’hommes à l’existence précaire réussit le tour de force de trouver, sans aucun signe d’encouragement ou d'approbation, une issue musicale à sa condition. Ce qui fait du rebetiko une musique aussi essentielle que le blues dont il est par ailleurs le juste contemporain. Curieusement, quelque chose de la conscience nationale s’est façonné dans les inflexions de cette musique de voyous et de marginaux, devenue au rythme des transformations de la société grecque, un chant de classe, puis un art à part entière.


Nous ne sommes pas si nombreux à en écouter tant les enregistrements semblent confidentiels et rares les rééditions. Il en existe cependant. Outre les disques de quelques-unes des figures historiques du rebetiko*, il est possible, pour peu qu'on le veuille, de mettre la main sur de splendides compilations propres à donner une idée de ce qu'était le rebetiko - genre musical sans postérité définie - de son génie propre comme de son importance dans le registre de l'art populaire. On en prendra pour preuve L'Orient des Grecs, disque si merveilleux qu'en prélever deux ou trois titres revient à déchirer ce qu'il me reste d'âme et me fait craindre, pour l'avoir osé, de devoir un jour en payer le prix…

Des réfugiés d'Asie mineure et des rebetes
prennent le frais au Marché aux poissons du Pirée en 1937

Bref, l'enfer c'est par là…


Blind Test du jour


Blind Test du 22 novembre
Chickenhead (Pat Project - Mista Don't Play : Everythangs Workin - Relativity, 2001)

* Je tiens à la disposition des usagers de La Cadillac… qui en feraient la demande par e.mail, une discographie de rebetikos essentiels.

22 novembre, 2005

Chicken Apocalypse

À Octopuce…

Sommes-nous en passe de revenir, comme le laisse entendre la rumeur, aux grandes pestes moyenâgeuses, chargées, pour les plus cyniques d'entre nous, ou les plus réalistes, de procéder au grand nettoyage démographique de printemps, de rééquilibrer notre présence sur la terre, de mettre un frein au saccage que nous lui faisons subir ? Faut-il le croire ? Comment en être sûr ? À l'heure où sonne le tocsin, où l'apocalypse gronde, peut-être est-il devenu urgent, en cette période de folle grippe aviaire, de terreur avicole, de peste ornithologique annoncée, d'aller faire un tour chez Hasil Adkins, près de Madison, Virginie, où il est né en 1937 et qu'il n'a jamais quittée.

Hitchckock doit bien se marrer !

Certes, le poulet n'en mène pas large aujourd'hui, et sans doute n'en a-t-il pas toujours été ainsi. Chacun se souviendra, non sans émotion, de la “poule au pot” d'Henri IV qui continue d'occuper une place de choix dans les programmes scolaires, mais le plus formidable monument jamais érigé à la gloire de notre volaille préférée prend la forme d'un disque sidérant, Poultry in Motion, florilège d'enregistrements historiques, véritable basse-cour sonore signée Hasil Hadkins. Si, par définition, le poulet pouvait se montrer moins bête, si ses ailes n'étaient pas purement décoratives, il n'hésiterait pas une seconde à faire preuve de gratitude et - qui sait ? - pourrait même demander… asile à ce pionnier du rock 'n' roll.

Hasil Adkins

Dès 1955, Hasil Adkins invente le psychobilly. Ou le drunkabilly. Ou le rockabilly. Peu importe ! Appelez-ça comme vous voulez. Un critique musical écrira qu'au moment où naissait le rock 'n' roll voici longtemps déjà qu'Hasil Adkins était en train de le tuer. Aujourd'hui, c'est un musicien vénéré - dit-on - des Cramps, de Motorhead ou de Marilyn Manson. La postérité joue parfois de ces tours… Bref. Gagné par le démon de la country et du hillbilly, Hasil apprend à jouer de la guitare, de l'harmonica, de la batterie et invente un style de rock unique, à la fois primitif, exubérant et sauvage. Ainsi aurait-il écrit, au fil des ans, plus de 7 000 chansons, enregistrées, dans son mobile-home, sur un simple magnéto à bandes payé avec son salaire de mécano. Et tandis que le King en était encore à susurrer ses ballades amoureuses, Hasil écrivait des rockabillies de grand guignol gore où il était question de décapiter ses petites amies et de les accrocher au porte-manteau.

Les œufs sont ici, mes poussins. N'ayez pas peur…


Blind Test du jour

    Blind Test du 11 novembre
    Qidrechinna (Abdel Gadir Salim - Blues in Khartoum - Institut du Monde Arabe - 1999)

    11 novembre, 2005

    Fuir ! là-bas fuir…

    On a tous en tête des noms dont la puissance évocatrice nous paraît si affûtée que rien ne vient l'émousser. Pas même les années qui, bien au contraire, semblent en aiguiser le fil. Comment l'expliquer, sur quoi cela repose-t-il ? Sur rien ! Rien de précis, en tout cas. La connaissance livresque n'en est pas à l'origine, l'expérience pas davantage. Peut-être s'agit-il d'un simple carambolage d'assonances et de dissonances, diastole et systole sonores dont l'écho résonne dans les régions les plus reculées, ou les plus secrètes, de notre enfance, à travers ce que que celle-ci a pu entendre et attraper de la rumeur du monde.

    Example
    Carte postale de Zanzibar

    Pour ma part, Aden, Port-Saïd, Addis-Abeba, Djibouti, Mogadiscio, Patagonie, Samarcande, - si loins, si proches - n'en finissent pas de me faire tourner la tête. Égotisme géographique, rêveries éveillées, exotisme de l'âme. Et puis, il y a l'effet produit par Zanzibar, le plus mystérieux d'entre tous, que vient nourrir un peu plus une nouvelle collection lancée par Buda Musique, formidable label où triomphent déjà la série des Éthiopiques, et dont les deux premiers volumes de Zanzibara semblent prolonger l'esprit.

    Example
    Roupie de Zanzibar

    Comment parler des musiques que nous aimons ? Un bon blogger (mot affreux), un blog utile ne manqueraient pas de dispenser de précieuses informations sur les musiques populaires swahilies de la côte orientale de l’Afrique - Tanzanie, Kenya, Mozambique, Somalie, Comores - auxquelles est consacrée cette toute nouvelle collection. Il dirait trois mots du taarab, préciserait que, venu de l'arabe, c'est un mot qui signifie émoi, ou extase, qu'il s'agit d'un genre musical propre à la méditation et à la danse, concept tout à fait incompréhensible en Occident.
    Seulement voilà. Je ne suis pas un bon blogger (idem) et tout cela ne m'intéresse pas. Ou pas beaucoup. Ou de loin. Je préfère rêver. Que se passait-il dans les clubs de Zanzibar, tout au long du siècle dernier ? Sur quels rythmes les jeunes filles tentaient-elles d'affoler les garçons, quelles danses chaloupées leur permettaient-ils de les tenir un instant - une éternité - dans leurs bras ? Ce qui m'intéresse, avec la musique, c'est ça, c'est l'amour, le désir, la mouille. Le reste, n'est que le reste…

    Jeunes femmes swahilies

    Alors, en piste…!


    Blind Test du jour

    Blind Test du 2 novembre
    Cellar Song - Palace Brothers - There Is No One What Will Take Care Of You - Big Cat Records - 1993

    02 novembre, 2005

    Rien va !

    Avez-vous le sentiment, parfois, d'être poursuivi par la poisse, vous qui nagez comme une loutre, de patauger dans la glue, de marcher contre le vent, d'être abonné à la malchance ? Moi oui ! Entre les frères  Herman Düne et moi, c'est quinconce et compagnie, face et revers, recto verso… Rien va ! Leur horloge biologique n'est pas la même que la mienne, leur corps conquis à un rythme différent du mien. Quand je suis à Paris, ils sont en vadrouille, ou font relâche, quand je m'absente, ils en profitent - les vaches ! - pour donner des concerts que je sais être formidables. Blues continental !

    J'ai quand même réussi à les croiser chez un disquaire, Ground Zero, où, accompagnés de Julie Doiron, ils donnaient un show-case gratuit. Petite formation acoustique, grande forme artistique. Ils ont naturellement repris plusieurs titres de leur dernier opus, Not On Top, titre dont je cherche encore le sens. Comment le comprendre ? Comme une façon de laisser entendre qu'ils ne se sentent pas, ou plus, au mieux de leur forme. Essaient-ils de prévenir leur label que ce n'est pas avec cette pelletée de chansons tristes qu'ils atteindront le sommet des charts. Qu'avec Julie, tout reste encore très approximatif comme l'a démontré la prestation du Ground Zero ?

    André Herman-Düne

    Quoi qu'il en soit, une chose est sûre à mes yeux : la révélation, c'est André Herman-Düne, la star, c'est lui. J'ai compris, comme l'œil comprend la lumière, que s'incarnait en lui l'esprit de la fratrie, que nous lui devions - quoi qu'en disent les notes de pochettes - ces mélodies inquiètes, que sa douce neurasthénie avait trouvé à s'exprimer dans ces chansons mélancoliques, qu'il avait su donner forme aux cris qui lui venaient dans la poitrine. Debout, de profil, le regard clair, beau comme l'absence, André jouait moins qu'il n'occupait un espace - mental ? - comme le fait l'ombre avec l'été. À ses côtés, le jeu hiératique de David (guitare ou mandoline), sa voix haut perchée, les pistons de la caisse claire et du charleston, tout donnait le sentiment que le vent allait nous emporter, une route s'ouvrir largement sous nos pieds et nous aspirer…

    Maintenant, c'est à vous de voir…

    Pour Toxica

    Blind Test du jour

        Blind Test du 1er novembre
        Want To Come Back (The Ethiopians • Owner Fe De Yard • HeartBeat)

        01 novembre, 2005

        Too young, too late…

        Je viens de refermer - après en avoir terminé la lecture, il va sans dire - le dernier livre d'Alain Gerber, Lady Day, Histoires d'amours, consacré à « la plus grande chanteuse de l'histoire de la musique afro-américaine du XXe siècle », Billie Holiday, pour ceux qui n'auraient pas compris. Je dois avouer que je suis entré dans ces 600 pages à reculons tant je me sentais empli du sentiment que l'auteur de Fiesta in Blue, écrivait trop, publiait trop et trop vite, qu'il s'était engagé dans un processus de rentabilisation de ses dizaines d'années de fréquentation du jazz, des milliers d'émissions de radio inscrites à son compteur de vol, de ses articles, notes de pochettes et ainsi de suite… J'avais tort. J'ai été mauvaise langue, me suis conduit comme le plus indigne des procureurs, genre Vorochilov, ai jugé hâtivement et me sens tenu aujourd'hui de faire contrition. Si Lady Day… n'est pas, à proprement parler, un grand livre, il n'en reste pas moins incroyablement documenté et fait preuve de cette sensibilité, de ces qualités d'empathie auxquelles Alain Gerber nous avait habitués et qui pour l'heure sont restées aussi vives qu'autrefois. C'est dit.

        Billie Holiday s'en est allée rejoindre Lester Young dix jours avant mon tout premier anniversaire. Qui peut imaginer les jams qu'ils donnent à tous ces pauvres gens - chanceux dans ces conditions - qui ont déjà trouvé le chemin du ciel ? Quel public ! Et des fans ! En veux-tu ? En voilà ! Pensez donc… Même les anges, à qui on ne la fait pas pourtant, ont dû en rester babas. Limite jaloux ! Peut-être ont-ils même commencé à regarder d'un autre œil tous ceux qui ne manqueraient pas d'arriver dans les siècles à venir. Tu parles ! Des bonnes surprises comme le Lester et sa Lady, ça ne se produit pas tous les jours ! Faut être patient… ! Ils ont été déçus sans doute, sont encore amers, c'est sûr…

        Example
        Trop jeune

        Quant à moi, avec un peu de bol, mon tour viendra. Comment pourrait-il en être autrement ? J'attends réparation. Quand elle est venue chanter à Paris, en 1958, je venais de naître et n'ai pas assisté au concert. De ce côté-là, mes parents n'étaient pas très futés, jamais au bon endroit, jamais là où ça se passe. Ma mère, je l'imagine tomber des nues en lisant ces lignes, se défendre qu'on vivait à Montpellier, qu'on n'était pas riche et tout et tout… Je la crois qu'à moitié. Mon père, il aurait habité à l'étage, au-dessus de la salle de concert, une place gratuite offerte par le concierge posée sur le buffet, il serait pas descendu. Ce n'est pas tout. S'il avait emmené ma mère à ce récital de Billie Holiday, elle n'en serait pas aujourd'hui à ne pas sortir le nez de la chanson française, Cabrel, Souchon, Delerm, tous ces types qui ne rêvent au fond que de faire du musette et qui, pour rien au monde, ne l'avoueraient. Et puis, tiens, le musette, c'est trop beau pour eux. Enfin bref, quand je vais au concert - de vraie musique entendons-nous bien - ni hard-rock, ni punk - et que je vois gamins, landaus, poussettes, kangourous, j'en suis vert, malade de jalousie rétrospective.

        Phyllis Dillonbien sûr, n'est pas Billie Holiday. Personne n'est Billie Holiday que Billie Holiday. Mais nul ne lui en tiendra rigueur. Phyllis Dillon n'aura jamais été qu'elle même. Et, comme pour tous les gens soumis à cette condition - n'être que soit même - cela n'a probablement pas été drôle tous les jours. Spinoza disait, paraît-il, qu'il fallait persévérer dans son être. Faudrait qu'on ait le choix ! Un chat s'excuserait-il de n'être qu'un chat, essaierait-il d'être autre chose ? Peine perdue. Et nous humains, autre chose que des monstres ?

        Example
        Trop tard

        On en prendra pour preuve la carrière de Phyllis Dillon, trois disques en tout et pour tout, des “compil” qu'on en perd son latin, puis disparition, et come-back tardif avant que la maladie ne la rattrape. C'est ingrat le succès, le public. Fait pas de cadeau. Préfère les morts, fleurir les tombes. La Toussaint des musiciens, c'est tous les jours. Et je ne vaux pas mieux, moi, avec mes vieilleries, à ne pas m'intéresser à la musique d'aujourd'hui, vivante.

        Vous aimez les chrysanthèmes ? En voici trois. Pour Phyllis. Prenez, et dansez sur elle…

        Blind Test du jour
          Blind Test du 24 septembre 2005
          Pick A Ball Of Cotton - Leadbelly - Midnight Special

          24 septembre, 2005

          Prison blues

          Une fois n'est pas coutume, je pourrais composer cet envoi à la manière de Question pour un champion. Top, c'est parti ! Né en 1914, condamné pour homicide, je purge ma peine au pénitencier d'Angola où je chante du blues en m'accompagnant à la guitare… Et blah blah blah, et blah blah blah…
          Cela raconte-t-il quoi que ce soit ? Non. N'est-ce pas stupide ? Si. Saurais-je jamais raconter quelque chose ? Ce n'est pas gagné !



          (photo Taylor Lasseigne)


          Plouf, plouf… ! En 1958, venu enregistrer des chants de prisonniers, l'ethnomusicologue Harry Oster débarque à la prison d'Angola pour finalement tomber sur le détenu Robert Pete Williams qui, convaincu de meurtre, paie sa dette à la société en poussant la chansonnette dans ses derniers retranchements. Entre ces mêmes murs, au pied de ces mêmes miradors où, 30 ans plus tôt, Alan Lomax, un autre ethnomusicologue, enregistrait Leadbelly pour la première fois, Harry Oster gravera dans la cire les complaintes électrisantes de Robert Pete Williams et l'aidera même à obtenir sa libération conditionnelle. Que faut-il penser de tout cela ? Que le savoir reconstruit ce que détruit le pouvoir ? Que la société américaine - sa brutalité, sa violence - conduit ses artistes noirs au cachot ? Qu'aux États-unis, les prisons, tenues par des blancs, fabriquent de grands artistes noirs ? Que l'art, loin d'être un chemin qui ne mène nulle part, ouvre une voie vers le salut ? Qui sait… ?


          Example
          Harry Oster & Robert Pete Williams
          Example
          Leadbelly et Alan Lomax

          La réponse, évidente comme un que multiplie un, s'inscrit pourtant en quelques microsillons de lumière et de chagrin. Sertis dans l'âme humaine pour l'éternité, le blues de Robert Pete Williams prend naissance dans un jeu de guitare légèrement décalé, un peu aigrelet, presque désaccordé où se lisent, comme dans une main déjà parcheminée, les mille failles d'une vie, les erreurs de parcours, le repentir, la douleur d'être, les questions tournées vers le ciel…


          Example
          Robert Pete Williams

          Ainsi nous est-il donné ici de vivre une autre vie qui ressemble furieusement à la nôtre.


          Blind Test du jour

          Blind Test du 20 septembre
          Fognama Kurma de Kasse Mady - National Badema - Syllart

          20 septembre, 2005

          Courrier du cœur

          Dans le très abondant courrier - télépathique, hélas ! - reçu à la suite de mon dernier envoi (cf; Charlie Feathers), de fidèles usagers de la Cadillac… me demandaient essentiellement quels pouvaient bien être les lieux et les époques « où j'aimerais être plutôt qu'ici et maintenant. » Leur requête me paraît si légitime que je me sens tenu de leur répondre, en partie du moins. Voici donc la liste, non exhaustive, des lieux et des époques, où j'aimerais être, des événements auxquels j'aurais aimé assister ou dont j'aurais aimé être l'un des acteurs, si je n'étais aussi pesamment et fatalement moi-même.

          Ainsi aurais-je aimé

          • Vivre à Dakar dans les années 60 et 70. Et à Addis-Abeba, pendant la même période.
          • Passer quelques jours dans la cave de cette maison, près de Woodstock, d'où sont sortis - nul ne sait comment - les Basement Tapes
          • Devenir l'ami de Billie Holiday. La serrer contre mon cœur
          • Fumer un peu d'herbe avec Lester Young
          • Correspondre avec Érik Satie (qui n'ouvrait jamais son courrier)
          • Faire partie du trio de Lightnin' Hopkins
          • Posséder un club de jazz à New-York dans les années 40 et 50
          • Jouer au foot avec Duke Reid et Clement “Coxone” Dodd
          En revanche, j'étais très heureux de me trouver, le 13 septembre dernier, un mardi soir, à l'Alimentation Générale, bar et restaurant de la rue Jean-Pierre Timbaud où, deux fois par mois, l'ami Aduna, chargé de la programmation musicale, vient partager ses trésors. Nous avons fait connaissance, bavardé, justifié l'existence de la bière. Le cuisinier, sénégalais, nous a même offert un assortiment de petites entrées, tapas exotiques, carottes épicées, pommes de terre et cumin, calmars marinés au citron…

          Example
          Aduna (la terre, le monde, en wolof)

          Enfin, il y avait la musique, Bembeya Jazz National, Ghana Soundz, Orchestra Baobab… Incomparable. De bout en bout. Des ballades à couper le souffle, des voix comme si le bon dieu vous chuchotait à l'oreille qu'il vous pardonne, qu'il ne dépend que de vous d'être heureux… Alors c'est ce que j'ai fait, j'ai été heureux.

          Où que vous soyez, le paradis lui est ici…
          Blind Test du jour
          Blind Test du 16 septembre
          My Rifle, My Pony And Me • Dean Martin & Ricky Nelson in My Rifle, My Pony and Me

          16 septembre, 2005

          Early rock

          En partant à la recherche, voici deux ans, de Get With It : Essentials Recordings (1954-1969) de Charlie Feathers, paru sur le label Revenant, je n'en suis pas revenu, justement, de découvrir, en mettant la main sur ce disque tant convoité, que Charlie Feathers et Junior Kimbrough s'étaient coudoyés et qu'il pouvait subsister une trace sonore de cette rencontre. J'aurais bien aimé être une petite souris pour voir ça de mes propres yeux, deux spécimens de sauvagerie comme il ne s'en est pas produit depuis la préhistoire, se humer, se jauger pour finalement taper le carton à la guitare. De toute façon, il existe tellement de lieux et d'époques où j'aimerais être plutôt qu'ici et maintenant que je n'y fais moi-même plus très attention. Quoi qu'il en soit, de Charlie Feathers, je savais peu de choses sinon qu'il avait essayé, vainement, de revendiquer la paternité du rock 'n' roll, injustement attribué, pensait-il au King, devenu Kong [ndlr]. Comme l'avait fait avant lui Jelly Roll Morton avec celle du jazz. Plus classe, le vieux Charlie n'était pas allé jusqu'à l'imprimer sur ses cartes de visites. En avait-il seulement, des cartes de visite ? Imagine-t-on un tyrannosaure proposer sa carte de visite au principe d'évolution qui s'apprête à l'emporter ?

          Example

          Toute réflexion faite, je pense qu'il n'avait pas tort, Charlie Feathers. Et que le rock 'n' roll lui doit beaucoup ! Peut-être n'en est-il pas exactement le père - tout le monde s'en fiche au fond - mais le rock n'aurait pas été le même sans ces quarante-deux titres essentiels réunis où j'ai dit. En plus Elvis et lui s'étaient croisés, chez Sun Records bien sûr, avant que Charlie ne prenne ses cliques et ses claques, excédé par Sam Philips, le patron, qui tenait absolument à en faire un chanteur de country.

          Example

          Comment brosser le portrait d'un homme dont la musique, primitive, brute - si possédée que le Bon Dieu lui-même, à supposer qu'il existe, serait bien en peine d'en exorciser les démons - n'a pas d'égale. Faut-il s'en tenir aux rares images que propose le net, à sa belle gueule de cow-boy de cinéma, palimpseste de Chet Baker, James Dean et Jack Palance ? À l'état civil ? Lequel prétend qu'il vit le jour le 12 juin 1932 à Holly Springs pour entrer, un soir d'août 1998, dans la nuit éternelle. Comme je l'ignore, on se passera de portrait !

          Il suffit d'écouter, c'est plus simple. Laissez-vous faire ! Et avec un peu de chance, vous arpenterez bientôt les trottoirs de Memphis à la poursuite d'un fantôme dont les rêves sauvages ont été emportés par le vent.


          Blind Test du jour


          Blind Test du 11 septembre
          Mwana Wa Ndigwa - Mbiri Young Stars - The Nairobi Beat : Kenyan Pop Music Today - Rounder


          11 septembre, 2005

          Fondu de Fundi

          Enfant, j'imaginais le Kenya comme une immense réserve, une contrée inconnue essentiellement acquise aux chasseurs et aux trafiquants d'ivoire venus dilapider les richesses du monde sauvage, territoire fantastique dont j'apprenais à aimer les fastes naturels dans l'encyclopédie La Faune (Éd. Grange Batelière). La brutalité du vivant s'y étalait, à pleine page, en de larges photos où l'on voyait lions et lionnes dévorer zèbres ou gazelles, métaphore parfaite - je ne l'ai su que plus tard - d'un pays, et d'un continent tout entier, l'Afrique, dépecés sans ménagement par un prédateur plus féroce encore que le plus féroce d'entre eux. Aujourd'hui, il en va autrement. J'ai grandi, vieilli, acquis un savoir un peu différent, et me fais du Kenya une autre image. Qui, bien évidemment, passe, aussi, par la musique.

          Example

          Comment ai-je découvert Fundi Kondé et ces 17 plages réunies par RetroAfric, label dont le sérieux - seule vraie garantie du plaisir - engage la qualité ? Grâce à Louis Skorecki une fois de plus, inépuisable gisement de découvertes musicales, dont la chronique du disque - parue dans World, revue aujourd'hui défunte - m'avait emballé. « Emballé, c'est pesé ! », comme on dit. Et tout bien pesé, voilà un disque merveilleux où se reconnaissent - quoi qu'on en pense - quelques-une des sources des musiques populaires de l'Afrique d'aujourd'hui. Ce n'est pas rien. Connu comme le premier musicien d'Afrique de l'Est à s'être emparé d'une guitare électrique, Fundi Kondé est resté célèbre pour avoir composé, en 1956, Malaïka, qu'il enregistre avec l'un des plus populaires interprètes kenyans de l'époque, Fadhili William. Ce véritable tube sera repris par la suite par nombre de musiciens africains sans que la paternité du titre lui soit toujours reconnue.

          Example
          Fadhili William (à gauche) et Fundi Konde

          Ballades, berceuses - imaginez, des berceuses ! Qui en écrit encore ? - calypsos chaloupés et rumbas hypnotiques composent l'essentiel de cette Retrospective (1947-1956), soit dix-sept raretés historiques enregistrées la première fois en 1946 à Calcutta, sur le label indien Dum Dum. Tant qu'on pourra écouter ce genre de choses, rien ne sera tout à fait pourri dans le domaine de la musique enregistrée !

          Ici Cognacq-Jay, à vous les studios…
          Blind Test du jour (difficile)
          Blind Test du 7 septembre : Papa n'a pas voulu - Mireille 1929-1935 - Chansophone

          07 septembre, 2005

          Rose c'est la vie ou la loi de Murphy

          Le 14 décembre 1948, une jeune femme noire, ronde comme une pomme d'amour, entre dans les studios RCA à Hollywood. Un guitariste, Jack Marshall, et un contrebassiste, Quincy Major Holey, l'accompagnent. Le mois suivant, elle fêtera ses 35 ans. En attendant, elle chante, asticote un piano, frappe du pied sur une planche à laver. Quelques heures plus tard, A Little Bird Told Me ; Baby, Baby ; Pennies From Heaven et You Were Meant For Me sont mis en boîte. Belote. Le 31, juste avant le réveillon de la Saint Sylvestre, rebelote, Rosetta ; Girls Were Made To Take Care Of Boys ; Honeysuckle Rose ; Busy Lines… coulent dans la cire. En une volée de titres, The Chee-Chee Girl est née. Champagne ! Bien d'autres séances suivront qu'on aura plaisir à retrouver dans un merveilleux assortiment de bonbons acidulés, (The Chee-Chee Girl), The Complete RCA Victor Recordings. Je vous en prie, servez-vous, prenez-en autant que vous voulez !

          Example

          Formée au piano par Fats Waller, la voix de Rose Murphy, sa façon de chanter ne doivent rien à personne. Combien même sont-ils à lui avoir suggéré de ne pas chanter tant son timbre peut sembler singulier, aigrelet, comme si la mue n'était pas venue, à prétendre que sa voix, restée celle d'une petite fille n'était bonne qu'à égrener des comptines en sautant à la corde ? J'imagine que rien n'est facile quand les grandes chanteuses de l'époque s'appellent Billy Holiday, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Dinah Washington, Helen Humes, Betty Carter

          Example
          photo: Rodney Jay Atienza

          Reste le plaisir prodigué, au piano pour commencer qu'elle explore d'une façon non moins personnelle, formidablement rythmée, tout à la fois ferme et souple. Et puis la voix. Une voix d'ange, d'enfant de chœur plus exactement, dont la candeur crisse comme peut parfois crisser le sucre, agacer les dents. Ecoutez ce que devient Honeysuckle Rose, croqué par cette voix-là. Vous m'en direz des nouvelles.

          L'autel est ici

          Blind Test du jour (très facile)

          Blind Test du 2 septembre : .44 Pistol (1994) - Robert Burnside - Too Bad Jim - Fat Possum - 1994

          02 septembre, 2005

          L'habit ne fait pas le moine

          Avec son improbable casquette, Herman Alexander ressemble un peu au capitaine d'un navire à roues dont les aubes gigantesques ne cesseraient de brasser le Mississippi comme s'il s'agissait d'en mélanger les couleurs ou d'en prélever le riche limon. Ou peut-être n'est-ce qu'un képi d'employé des chemins de fer qu'il ne lui est pas venu à l'esprit d'ôter pour la photo. Loin d'être forcées, ces similitudes ne manqueront pas d'être poussées plus loin aussitôt pris conscience que cet incroyable bluesman, dont la morphologie est à peu près aussi sèche que le jeu, n'a pas davantage enregistré qu'un authentique enseigne de vaisseau ou qu'un bagagiste professionnel.

          Example

          Onze titres efflanqués - le plus long ne dépasse pas quatre minutes - font un total de vingt-sept minutes en tout et pour tout, d'un blues rustique dont la puissance musicale catapulte Herman Alexander dans la communauté, plus fermée qu'on ne le croît, des très grands musiciens de blues. Pour l'éternité ! N'en déplaise à Wim Wenders, ces musiciens-là n'ont jamais eu besoin de sauter en l'air ni de déclencher des ouragans de décibels pour laisser empreintes et souvenirs inoubliables. Un costume étriqué, une guitare acoustique, une vie dans le meilleur des cas, faisaient amplement l'affaire.

          Example
          Sortie de cinéma sur Beale Street, 1939

          Né à Tunica, Mississippi, le 1er janvier 1925, Herman Alexander apprend à jouer de la guitare en écoutant des disques tandis que son père lui enseigne l'harmonica. Quelques années plus tard, il rencontre le pianiste Alabama Red auprès duquel il parachèvera sa formation en élargissant considérablement son répertoire. Musicien des rues, sa notoriété n'aurait probablement jamais dépassé Beale Street et Handy Park (Memphis), si les responsables du label autrichien Wolf Records n'avaient eu la bonne idée de l'enregistrer. On peut regretter à ce sujet qu'il ait été nécessaire d'adjoindre à ces onze pistes huit titres inédits de CeDell Davis. Malgré tout l'amour que nous vouons à celui-ci, un disque intégralement consacré à l'œuvre d'Herman Alexander aurait sans doute été préférable.

          La matière première est ici

          La démonstration, là
          Blind Test du jour
          Blind Test du 30 août : Ahmad's Blues (1958) - Ahmad's Blues, Ahmad Jamal, Chess, 1994

          30 août, 2005

          Kellymandjaro

          Je sais, comme n'importe quel amateur de jazz, que Wynton Kelly était un remarquable sideman, qu'il a accompagné les plus grands, de John Coltrane à Dinah Washington, en passant, entre autres, par Dizzy Gillespie et Cannonball Adderley… On se souvient, dans le meilleur des cas, qu'enfant il a tenu l'orgue dans une église de quartier, qu'il a fait partie, plus tard, du quartet de Miles Davis, lequel attendait de ce merveilleux pianiste qu'il joue comme… Ahmad Jamal. Peut-on demander à la lune de se muer en soleil ? Et oui ! Être un immense musicien, un trompettiste génial, avoir opéré x révolutions dans le jazz ne met à l'abri de rien et surtout pas de la bêtise et de la muflerie.

          Voici peu de temps en revanche, j'ai appris que Wynton Kelly, né en 1931 et disparu dans la fleur de l'âge à 41 ans, avait mis sur pied un fabuleux trio - Paul Chambers à la contrebasse et Jimmy Cobb à la batterie - qui ne cesse, encore aujourd'hui de donner des frissons à ceux qui l'écoutent, et qu'il a publié sous son nom une abondante discographie, discographie dont on peut toujours - à condition d'avoir du temps à perdre - chercher trace dans les bacs. Kelly Blue mis à part, vous serez plus chanceux sur le net.

          Example

          Full View, l'un de ses disques, a donc été enregistré au
          Plazza Sound Studio à New York City, les 2, 27 et 30 septembre 1966 avec Ron McClure à la basse et Jimmy Cobb à la batterie. J'avais huit ans tout juste, des parents, des copains d'école. Encore peu de temps auparavant, il m'était arrivé, le soir avant de me coucher, de disposer l'une ou l'autre de mes dents de lait sous l'oreiller. C'est dire les espoirs qui étaient les miens. Bien sûr, je ne savais pas que le Plazza Sound Studio existait. Peut-être ne savais-je même pas que New York existait, que les noirs existaient, non plus que la condition qui leur était faite. Je ne savais pas qu'on pouvait aller le soir perdre la tête dans des night-clubs enfumés dont les princes étaient des esclaves, ni ce qu'était l'ivresse. Et pas davantage que la beauté existait dans de telles quantités qu'elle me serait largement dispensée.

          Example
          Jimmy Cobb, Wynton Kelly et Paul Chambers

          Mon père, lui, est né en novembre 1932, soit onze mois après Wynton Kelly. Pourquoi n'était-il pas Wynton Kelly ? Ou jazzman ? Ou musicien de rock ? Je peux arriver à comprendre qu'il n'ait pas voulu être noir. Mais pourquoi n'était-il pas musicien, tout simplement ? Pourquoi en suis-je réduit aujourd'hui à tenter de faire de l'assistance respiratoire à un “blog” musical au lieu de composer et de jouer de la musique ? La musique n'est-elle pas la seule chose censée à accomplir sur la terre comme au ciel ? Aussitôt pas
          sée la porte du Plazza Sound Studio, demandez à Wynton, ce qu'il en pense !

          Enfin, voici une nouvelle rubrique : le Blind Test. Chacun peut tenter sa chance… Faites vos jeux ! Rien ne va plus… Impair, noir et manque ! (la solution ===> au prochain envoi)

          26 août, 2005

          Gants blancs, charme et cha-cha-cha…

          Aux yeux de mes amis, je passe pour un amateur de refrains surannés, d'airs désuets, de standards lustrés par le temps, ignorant l'essentiel, ou presque, des musiques et des sons d'aujourd'hui. Si je ne suis pas certain d'avoir délibérément entretenu cette idée, il me semble n'avoir rien fait pour la démentir tant il est vrai que la grâce infinie des chansons d'autrefois m'ensorcelle à part égale du sentiment que m'inspirent celles-ci de surgir d'un monde oublié et probablement révolu. Un monde où il ne m'aurait pas été si difficile de m'amuser, où j'aurais pris plaisir à écouter le soir, sous un ciel de tropiques, de la musique de dancing en me laissant bercer par le frôlement des couples de danseurs. Un monde que je crois avoir approché, vers la fin des années soixante-dix, au “Miami Beach” à Aqaba, un night-club fait de pauvres planches dont la piste donnait sur la plage, où j'allais écouter chaque soir de la musique déjà datée en savourant des boissons fraîches et des grains de raisins pelés servis sur de la glace.
          Notre plaisir ne serait-il qu'affaire de température ? Où règne le froid, s'amuser ne revient peut-être qu'à se réchauffer un peu, à tenter de s'accaparer un moment la moiteur du monde. Au sud, où la paresse est la règle et l'agitation l'anomalie, il s'agit au contraire de ne pas se liquéfier davantage, de rafraîchir son corps et son esprit dans le courant immobile d'un temps qui semble s'être arrêté de passer et que vient malgré tout rythmer la musique. Peut-être est-ce cette atmosphère, à nulle autre pareille, que pensait dépeindre Christophe, en trois mots : « Gants blancs, charme et cha-cha-cha… ? »



          Example
          Dexter Johnson

          À Dexter Johnson*, ces trois mots vont comme un gant justement. Accompagné le plus souvent par le Superstar de Dakar, cet incomparable souffleur sénégalais dérobe à son sax de langoureuses rumbas qui rappellent combien le temps est volatile et passager l'amour. À l'écoute de ses mélopées arrangées en longues déclarations sentimentales, une évidence prend corps : avec Sangomar, vol. 1 et Sangomar, vol. 2, Dexter Johnson a donné sa forme parfaite à notre mélancolie.

          Ici, la beauté va s'asseoir sur vos genoux :
          • Bolero (Serie Sangomar, vol. 1 - Dakar Sound - 1998)
          • El Corason (idem)
          • Seul (Serie Sangomar, vol. 2 - Dakar Sound - 1999)
          * Merci à l'ami Aduna, grâce auquel je l'ai découvert…

          17 août, 2005

          Lagarde et Michard

          La Cadillac… en balade, que se passe-t-il ? Le débat enfle, la polémique fait rage. Les uns s'agitent, les autres s'énervent, on s'invective ici et là. Anathème, excommunication, il s'en faut de peu que volent les noms d'oiseaux. En cause, les compilations, décidément factrices de troubles, dont les thuriféraires, on le voit, sont montés au créneau passé le premier vent contraire.

          Example

          En ce qui me concerne, je persiste et signe et suis tenté de les renvoyer tous dos à dos. Ils font, avec la musique, ce qu'en aucun cas ils ne feraient avec le cinéma - objet de leurs amours - non plus qu'avec les livres qu'ils admirent ? Les imagine-t-on graver des DVD de leurs plans préférés, des séquences qu'ils chérissent par dessus tout. Consacreraient-ils autant de temps à compiler tels chapitres de romans qui les ont émus, se satisferaient-ils d'éditions expurgées ? Que vaudrait À la recherche du temps perdu réduite à ses meilleures pages, un Voyage au bout de la nuit expédié en deux ou trois morceau de bravoure, un chef-d'œuvre de la bande dessinée ramené à deux ou trois cases, les plus inspirées ? Ne cherchez pas ! Ils seraient les premiers à crier au scandale, à dénoncer saccage et vandalisme, exploitation et trahison. Faites l'expérience ! Demandez-leur de vous faire découvrir, non pas le film qu'ils préfèrent, celui qu'ils aimeraient avoir fait, mais seulement les dix minutes qui leur semblent les plus intéressantes. Ils n'hésiteront pas à vous agonir d'injures, à invoquer le ciel, la raison, l'art…
          Pour la musique, il en va tout autrement. Les voici mués en Lagarde et Michard, autorisés - par quel miracle ? - à tous les tripatouillages, à toutes les tambouilles possibles et imaginables…
          Et comme je ne suis pas à une contradiction près, voici deux propositions de compilations. La première, Tezeta, Ethiopian Blues & Ballads, pour dire encore une fois combien est merveilleuse toute la série des Éthiopiques, incomparable travail d'exhumation de splendeurs sans lequel l'oubli menace.

          Example

          La seconde, Hot Women • Women Singers From The Torrid Regions Of The World, Taken From Old 78 RPM Records, pour remercier Robert Crumb, génial compilateur de musiques populaires enregistrées des années 20 et 30, d'avoir rassemblé et publié ces 24 superbes vieilleries.

          Example

          Attention, c'est là que ça se passe !

          Altèlèyèschegnem (1971, Alèmayèhu Eshèté - Tezeta, Ethiopian Blues & Ballads, Buda Musique)
          Blues nègres (Louisiane 1934, Cleoma Falcon - Hot Women, Women Singers From The Torrid Regions, Kein & Aber Records)
          Mexico en una laguna (Mexique, 1930's, Lidya Mendoza - idem)

          06 juillet, 2005

          Compil' héritage

          Je n'aime pas les compilations et suis resté, qu'il s'agisse de musique ou de littérature, imperméable à l’idéologie de l'extrait, du morceau choisi, du “meilleur de…”. “Best of” et “Greatests Hits” relèvent à mes yeux d'une culture négative faite d’équarrissages grossiers, de citations mensongères, de cut-up truqués mis au service d’une dérisoire utopie de l’essentiel dévoyée en zapping planétaire. Cet appétit de spectaculaire fait peu cas de l’œuvre évidemment - nous parlons ici de disques - de ses tâtonnements, avancées et reculs. Un grand album à mes oreilles ne saurait reposer exclusivement sur deux ou trois titres parfaits ni exister sans que soient enfouis dans ses sillons les moments de fatigue, d’hésitation, de solitude, les baisses de régime et les chutes de tension, les maladresses muées en audaces, toutes choses qui en font le prix et disparaissent dans l’éparpillement en compilations de meilleurs titres.
          La contradiction avec l’existence de La Cadillac… n’échappera à personne puisque celle-ci prélève, découpe, morcelle, met des disques en pièce, en proposant ceci, retranche cela. Qu’on sache que la loi, et elle seule - déjà enfreinte ici dans de modestes proportions – m’interdit de proposer des albums entiers.
          Bien que prévenu donc contre les compilations, il me faut reconnaître qu’il en existe de remarquables, en particulier quand il s’agit, non pas des meilleurs titres d’un artiste ou d’un groupe, mais d’époques révolues, de genres oubliés, de territoires délaissés, de chefs-d’œuvres devenus introuvables. L'idéal, une fois encore, reviendrait à rééditer méthodiquement les albums d'où sont extraits telle ou telle pépite. Ainsi ces grandes compilations créent-elles essentiellement frustration, rage, désabusement. On en prendra pour preuve Love’s A Real Thing • The Funky Fuzzy Sounds of West Africa • World Psychedelic Classics 3 - soit 12 titres à devenir fou - parue sur l’excellent label Luaka Bop dirigé par David Byrne. À la première écoute, stupeur. À la deuxième, double stupeur. La troisième, ce n'est pas original, stupeur puissance trois. Il en va comme ça jusqu'à douze, vingt, cinquante, mille…
          Example

          Restent douze titres à danser, à danser mentalement jusqu'à la transe, douze rescapés qui font d'un musicien de rock inventif et attachant, d'un patron de label, d'un compilateur inspiré rien moins qu'un archéologue des cultures populaires. Un héros en somme, auquel nous devons bonheur et plaisir. Chapeau !

          23 juin, 2005

          Rock 'n' roll noir

          Face à un film - qui sait combien le cinéma m'aura grandi ? - seules deux questions me préoccupent en vérité : les personnages sont-ils regardés de près ou de loin, à quelle vitesse, rapide ou lente, sont mises en scène les situations dont ils sont les sujets tourmentés ? Quelles nouvelles relations se tressent entre les êtres, ou entre les êtres et les choses, à quelle allure et à quelle distance celles-ci nous sont-elles montrées ?
          Il me faut reconnaître en ce sens que les mises en scène survoltées, la succession des plans traitée aux électrochocs m'indiffèrent toujours davantage. Pour me montrer plus sensible au temps de la pensée, à la réflexion lente, à la vie comme elle passe, ma préférence va aux cinéastes comme aux œuvres qui laissent le tissu tisser le tissu, aux choses le temps d'advenir, leur durée propre.

          Example
          Jimmy Reed, The Big Boss Man

          Avec la musique, il en va de même. Les courts-circuits m'ennuient, l'hystérie me glace, la frénésie me lasse. J'aime les rythmes langoureux, les cadences indolentes, les “mid-tempo” étirés jusqu'à la paresse. Ainsi en va-t-il des blues de Jimmy Reed, de ce rock 'n' roll noir - belle expression que je dois à Peg Leg Odell - moins rapide, moins énervé et colérique que celui des blancs. En six disques de première grandeur, The Vee-Jay Years (1953-1965), Jimmy Reed laisse un héritage vallonné de volcans endormis où le feu n'en couve pas moins comme peuvent couver maladies et révolutions. En matière de révolution justement, Odds and Ends (1957) met le blues à l'envers, cul par-dessus tête, et donne à sa musique une longueur d'avance sur ce qui peut, dans ces mêmes registres, s'écouter à l'époque. Classe absolue, définitive de Jimmy Reed : aller lentement et devancer tout le monde, opérer une révolution copernicienne qui voit arriver la tortue devant le lièvre, le faible distancer le fort, le noir surpasser le blanc.

          Example
          Année inconnue

          Attention chef-d'œuvre !

          Mais bien sûr, quand il pleut, le pas se fait plus lourd, la marche plus lente encore…