15 février, 2006

Partage des os

Pour mon père - qui me le répétait régulièrement quand j’étais enfant - le monde se divisait en deux ensembles aussi nettement distincts qu’étanches : « il y a, disait-il, ceux qui les remplissent et ceux qui les vident. » La première fois qu’il m’a adressé cette poignée de mots, frappée du sceau de l’irrévocable, je n’ai absolument rien compris à ce dont il parlait. Il s’agissait, je l’ai su très vite, des lieux d’aisance comme on les appelait autrefois. D’où tenait-il cette “sagesse”, parabole hardcore de la lutte des classes ? De l’armée sans aucun doute, de son service militaire accompli en 1956, à Aïn Tekbalet, en Algérie, de cette corvée de latrines tant redoutée des troufions. Conservateur sans états d’âme, cet axiome ne le révoltait pas, bien au contraire. Sûr de pouvoir affronter un monde adossé à ce postulat, il l’avait accepté comme une fatalité dont il appartenait à chacun de disposer et avait investi tous ses efforts dans l’espoir de s’agréger à la première de ces catégories. Devenu adolescent quant à moi, j’ai commencé d’accorder davantage d’intérêt à d’autres partitions, comme celle opérée par Louis Aragon - ce n’est qu’un exemple - entre « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas. »

Father (Aïn Tekbalet, juillet 1956)

Peut-être ai-je gardé de tout cela quoi qu’il en soit une vision booléenne du monde et de ses alentours. Ainsi pourrais-je dire aujourd’hui aux enfants que je n’ai pas que celui-ci se divise de mon point de vue entre ceux qui aiment Hank Williams et ceux qui ne l’aiment pas. Cela ressemble à une vision étriquée ? Je m'en fiche ! Fort du soutien de Kris Kristofferson qui semble en avoir fait un préalable chantant à tout commerce avec ses prochains, et ses prochaines, je me sens d’autant plus autorisé à le leur garantir :



I dig Bobby Dylan and I dig Johnny Cash
And I think Waylon Jennings is a table thumpin' smash
And hearin' Joni Mitchell feels as good as smokin' grass
And if you don't like Hank Williams, honey, you can kiss my ass

Bob Dylan me botte et Johnny Cash m’enchante
Waylon Jennings c’est une baffe vraiment géante
Écouter Joni Mitchell c’est comme fumer un bon pétard
Et si t’aimes pas Hank Williams, chérie, va donc te faire voir

Kris Kristofferson, If You Don’t Like Hank Willams
(traduction Hubert Corbin et F. B.)

Sur Hank Williams, tout à été dit sans aucun doute, de sa formation musicale à sa disparition prématurée due, dit-on, à une crise cardiaque, de son yodel, emprunté à Jimmie Rodgers, à son excessive consommation d’alcool et d’amphé-tamines, de son entrée fracassante au Grand Ole Opry en 1949 à l’exclusion qui s’ensuivra en 1952 pour « conduite inconciliable avec la réputation de l’institution. »
Je me risquerais simplement à dire qu’il reste, aujourd’hui encore, l’incarnation, parfaite à mes yeux, de ce qu’ont été, devraient être et seront peut-être un jour, les musiques populaires. Que ses meilleures chansons, qui ne cessent de valser entre le ridicule et la grâce, le moderne et le désuet, témoignent d’un monde où les hommes ne se divisent pas, où leur condition est douloureuse, où ils arrivent sur terre poussés par le vent, petites poupées de glaise façonnées dans les ténèbres, où tous retourneront à la poussière, qu’ils aient été, ou non, de « ceux qui chantaient dans le supplice », de « ceux qui les remplissent » ou de « ceux qui les vident. »


(Georgina, Alabama, non daté)
Hank Williams, en concert, à l'arrière d'un camion, dans sa ville natale.
Au tout premier plan, Audrey, son épouse apparaît avec des lunettes de soleil.
© Hank Williams Boyhood Home & Museum

Pour La Cadillac, la musique populaire, c'est ça !



09 février, 2006

Shalom, Salam

Baladin du monde, citoyenne sans frontières, Sara Alexander chante pour la paix, pour que cesse enfin le conflit qui oppose Israéliens et Palestiniens. Et pourquoi pas ? Quand tant d'autres chantent pour la célébrité, la postérité, la fortune, objectifs qui, le plus souvent, resteront pareillement hors d'atteinte. Ni folle, ni sainte, Sara ne se fait pas trop d’illusions et sait parfaitement qu'aucune chanson, fût-ce la plus belle, ne peut arrêter une balle aussi souverainement que peut, la main levée de Néo, dresser un écran translucide entre le tireur et sa cible contre lequel, devenue soudain dérisoire, viendra s'endiguer la course des projectiles.


Sara croît, ou pense, en revanche qu'une chanson pourrait ôter l’envie de tirer à cet homme-là, pousser celui-ci à retenir son geste, inspirer à celui-là de laisser tomber, qu’une chanson de plus, quoi qu’il en soit, ne saurait faire de mal à quiconque. Il faut un certain courage pour nourrir un tel credo, pour le maintenir, contre vents et marées, au chaud et au sec, credo que le “vingt heures”, chaque soir, tente de réduire en poussière. Pour parvenir à cela, Sara chante en arabe et en hébreu, lit, ou chante, des textes du poète palestinien Mahmoud Darwish et garde chevillé au corps un certain esprit de résistance.

Des résistants, Jean Paulhan écrivait : « Et je sais qu’il y en a qui disent : “Les résistants sont morts pour peu de chose. Un simple renseignement (pas toujours très précis) ne valait pas ça, ni un tract, ni même un journal clandestin (parfois assez mal composé)”. À ceux-là il faut répondre : “C’est qu’ils étaient du côté de la vie. C’est qu’ils aimaient des choses aussi insignifiantes qu’une chanson, un claquement des doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peu de chose, dis-tu. Oui c’est peu de chose. Mais si elle ne te piquait pas il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles”. » Ainsi Sara Alexander pourrait-elle dire, à la manière de Paulhan : oui, une chanson c’est peu de chose, ça ne fera jamais taire un canon. Mais s’il n’y avait pas de chansons, si je ne chantais pas, si personne, en chantant, ne se plaçait du côté de la vie, peut-être n’y aurait-il pas de négociations.

Picasso - La Colombe, 1949

Bien sûr, chanter pour la paix, c’est ingrat. Cela ne rend ni riche, ni célèbre, ni ne garantit aucune postérité. Sara, si j’ai bien compris, c’est - malgré son talent - sept disques (4 CD - 3 LP) en quarante ans auxquels s’ajoutent une poignée de livres chaleureux. C’est tout ? Oui, c’est tout.

Arrêtons-nous par exemple sur ce bel album qu’a publié le label Al Sur, disque que j’ai acheté, juste après l’avoir découverte, un soir d’été voici trois ou quatre ans, en concert, à l’abbaye de Valmagne qu’elle a transformée, de ses seules vertus, en un lieu où les confessions ne pesaient rien. Accordéoniste chevronnée dôtée d’une belle voix de jour avec et de jour sans, elle a donné, entourée de ses excellents musiciens, un spectacle que le temps n’a pas effacé. Comme en témoigne cet hommage tardif. Dans ce Café Turc, une bohémienne de cœur, marieuse de sonorités, conjugue amoureusement gigues orientales, ritournelles klezmer, méloppées arabes, blues anatolien comme peuvent se mêler, dans les bistrots d’Istanbul, l’arôme épicé des narguilés… Là, paradent joyeusement les rythmes de l’Orient et de l’Occident comme paradent ici quelques uns des mots du dictionnaire.

Solfège mélancolique en trois leçons :


06 février, 2006

Repêchage #1

Le dernier livre de Greil Marcus, Like a Rolling Stone - Bob Dylan à la croisée des chemins, est un texte essentiel, allégation dont seul pourra s’étonner celui qui n’a jamais arpenté La République invisible, ni voyagé en Mystic Train ou qui ne s’est jamais réveillé non plus, tout habillé, après une nuit de lecture hébétée, le col de la chemise maculé de Lipstick Traces.
Dans Like a Rolling Stone, Greil Marcus tire sur un fil. Pendant 316 pages, il tire. Il tire sur un fil, mais pas n’importe lequel. À l’autre bout, il y a une chanson. Une chanson, mais pas n’importe laquelle. C’est Like a Rolling Stone de Bob Dylan (© Bob Dylan, 1965). Pourquoi tirer sur un fil au bout duquel pendouille une chanson ? Pour voir ! Pour voir ce qui va se produire quand on tire sur ce fil-là. Et ce qui remonte le long de ce fil, comme le ferait un yo yo dopé d’énergie, ce sont des paroles, des notes, une mélodie, des musiciens et des producteurs, un studio d’enregistrement, des poètes et des clochards… Une chanson, quoi ! Mais pas seulement… L’accompagnent - par quel miracle ? - celles d’avant et celles d’après. Mais pas seulement ! Ce qui remonte le long de ce fil et vient se loger dans la main, comme le ferait un yo yo mû par l’énergie d’une main experte, c’est un monde, l’Amérique tout entière, celle des années 60, et puis celle d’avant, celle d’après, celle qui nous enchante et celle qui nous désespère, l’Amérique des origines et l’Amérique du déclin.


Bon.

À la page 158, et 159, on peut lire ceci :
« Johnston était un producteur malin et ambitieux, doté d’une voix traînante qui vous désarmait. Il était né à Hillsboro, au Texas, en 1932, et avait grandi à Fort Worth. Il commença à travailler dans l’industrie du disque après avoir fait la guerre de Corée. Sa grand-mère Mamie Joe Adams écrivait des chansons. Sa mère, Diane Johnston, qui avait composé « Miles and Miles of Texas », écrivait pour les plus grands chanteurs cow-boys et western : Gene Autry, Roy Rogers, et Eddy Arnold. Johnston commença donc par écrire des chansons. Après les avoir refourguées dans le Sud et chanté avec un trio de noirs qui s’appelait les Click Clacks, il atterrit dans le temple de la musique de New York, sis au 1650 Broadway, où Al Kooper était en train d’apprendre le métier (« C’était mon église, et mon université — c’est au 1650 que j’allais à la fac. J’ai eu de nombreux cours dans ce bâtiment. ») et qui abritait les fameuses équipes de chez Aldon Music : Carol King et Gerry Goffin, Barry Mann et Cynthia Weil, Jeff Barry et Ellie Greenwich.*

Et en note de bas de page :

* « Ils faisaient, de leur propre chef, quelque chose d'aussi essentiel que ce que Dylan était en train de faire», dit Kooper à propos des auteurs de chez Aldon, dont le travail pour les Drifters («Up on the Roof»), les Chiffons («One Fine Day »), les Shirelles («Will You Love Me Tomorrow »), les Righteous Brothers (« You've Lost That Lovin' Feeling»), ainsi que pour la plupart des meilleurs artistes rock’n’roll du début des années 60, demeure l'une des plus belles réussites de la musique pop après la guerre. Dylan, plus que quiconque, mit fin à leurs carrières de paroliers. « Vous étiez en train de regarder des films muets », dit Kooper à propos de la façon dont Dylan a changé ce qu'une chanson pop pouvait être, et dont son utilisation de la langue a changé celle de la chanson même. « Et tout à coup, le son est arrivé. Ohhhhh... et ç'a mis beaucoup de gens au chômage. Ces gens si beaux, qui parlaient comme ça... Ils n'avaient plus de boulot, mon pote. » Et ils le savaient, eux aussi : on ne dira jamais à quel point ces excellents auteurs furent terrifiés par Bob Dylan.

Childesburg, 1941
Travailleurs dans Main Street. Certains sont au chômage.


Ici, en lisant le nom des Drifters, mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai posé l’un des trois disques de Rockin' & Driftin' • The Drifters Box sur la platine… Merveilleux Drifters !
Je crois comprendre pourquoi, un beau jour de 1965, cette musique est allée pointer au chômage. C’était la musique d’un monde plein de promesses dont chacun pensait qu’il allait les tenir. C’était encore l’après-guerre, la prospérité continuait de sourire, l’amour était, sinon libre, possible, la condition faite aux noirs allait enfin changer, c’était sûr. C’est l’écho de ces promesses que j’entends quand j’écoute les Drifters et c’est pourquoi, je ne m’en lasserai jamais.
Avec Like a Rolling Stone, tout change. La poésie défonce les portes de la chanson comme peut claquer le tonnerre, sème la panique, affole les compteurs, épouvante l’âme. Tout d’un coup, la colère gronde, la désillusion montre le bout de son nez, le Vietnam devient l’un des faubourgs de l’Amérique, la récession s’avance, les drogues - pensées comme une expérience de la perception - ravagent, du cœur au cerveau, exigeant d’exorbitants tributs. Qu’importe ! Vietnam, drogues, récession, pauvreté, chômage : les noirs paieront ! Mort ! Que te nuisaient-ils en vie ?

En attendant, les Drifters sont au chômage. Ils ne sont pas les seuls même si ce sont les meilleurs. Rien ne va plus non plus, on l’a vu, pour The Chiffons, The Shirelles, The Crystals, The Coasters, The Seachers… Que faire pour qu’ils touchent enfin les Assedics du talent qui étaient le leur, qu’ils perçoivent à nouveau les justes indemnités du bonheur dispensé, dilapidé ? Que faire ? Je me suis souvenu - peut-être l’avais-je un peu oublié - que j’avais une Cadillac, que je pouvais leur proposer une ballade sur le Net. Aussi, chaque mois, emmènerai-je, les uns puis les autres, se rappeler au bon souvenir des vivants, des nus et des morts…


Blind Test du 6 janvier
These Foolish Things (Helen Merrill - Parole e Musica - RcaVictor/BMG, 1961)

06 janvier, 2006

The Voice

Je me souviens qu'autrefois mon père écoutait Nana Mouskouri dont il reprenait volontiers les refrains, les samedi matin de farniente, en chantant à tue-tête. En ce qui me concerne, je ne l'écoutais pas… je la regardais. Autant que possible. Remercierais-je jamais assez l'ORTF de Gilbert et Maritie Carpentier de m'en avoir donné si souvent l'occasion ?
Bref ! Entre Nana et Sheila, je ne savais plus où donner de la tête. Entre les lunettes de l'une et les couettes de l'autre, j'aurais été bien en peine de dire laquelle des deux m'excitait le plus. De Nana, j'aimais son teint de lait caillé encadré de longs cheveux noirs, ses robes infinies que je rêvais secrètement de soulever, sans oublier cette espèce de raideur - féminine - qui la caractérisait et avait pour don de provoquer la mienne…


En dévorant Nana de tous mes yeux, l'expression - dont le sens m'échappait alors - qui suggère quelque chose chez les Grecs prenait un sens parfaitement clair dans mon esprit déjà concupiscent, de sorte que je serais bien allé la retrouver sur le champ pour pratiquer nombre d'échanges que la décence m'interdit de préciser davantage. Tout cela, je le sais, n'a que peu de rapport avec la musique. Ne m'en voulez pas. Que dire d'une chanteuse qui, pour avoir fait, dans les années 70, le bonheur de la ménagère de 50 ans, n'en demeure pas moins le parfait exemple d'une forme accomplie de la ringardise. Du moins, c'est ce que j'ai longtemps cru comme le croient encore la plupart d'entre vous. Mais pas Leonard Cohen.


Léo Ferré évoquait-il Joanna Mouschouri, dite Nana Mouskouri en chantant La “The Nana” ? Souvenez-vous : « La “The Nana” / C’est dans la voix et dans le geste / La “The Nana” / C’est “The Nana” avec un zeste… ». Comment ne pas le croire - bien que ce soit évidemment impossible - en découvrant la réédition, l’une des plus inattendues de ces dernières années, d’un album de 1962, The Girl From Greece Sings In New York où, sous la direction de celui qui n’était pas encore une légende, Quincy Jones, Nana Mouskouri prêta sa voix de lune et de silice - plus lumineuse que jamais - à une quinzaine de standards de jazz et non des moindres. Love Me or Leave Me, The Touch of Your Lips, But not For Me de George et Ira Gershwin, I Get a Kick out of You de Cole Porter caressent merveilleusement les cordes vocales de cette indémodable Princesse du Pirée. En attendant, on en profitera pour regretter - ça ne mange pas de pain - que Nana Mouskouri n’ait pas poursuivi dans la voie qui s’ouvrait ainsi sous ses pas. Nul doute qu’elle aurait trouvé sa place, l’une des premières, parmi les très grandes chanteuses de jazz blanches… Dommage !

Meilleurs vœux à vous tous


Blind Test du jour

Blind Test du 6 décembre
Jaan Pehechaan Ho de Mohammed Rafi - Bande original du film Ghost World - Shanachie 2001