Le dernier livre de Greil Marcus, Like a Rolling Stone - Bob Dylan à la croisée des chemins, est un texte essentiel, allégation dont seul pourra s’étonner celui qui n’a jamais arpenté La République invisible, ni voyagé en Mystic Train ou qui ne s’est jamais réveillé non plus, tout habillé, après une nuit de lecture hébétée, le col de la chemise maculé de Lipstick Traces.
Dans Like a Rolling Stone, Greil Marcus tire sur un fil. Pendant 316 pages, il tire. Il tire sur un fil, mais pas n’importe lequel. À l’autre bout, il y a une chanson. Une chanson, mais pas n’importe laquelle. C’est Like a Rolling Stone de Bob Dylan (© Bob Dylan, 1965). Pourquoi tirer sur un fil au bout duquel pendouille une chanson ? Pour voir ! Pour voir ce qui va se produire quand on tire sur ce fil-là. Et ce qui remonte le long de ce fil, comme le ferait un yo yo dopé d’énergie, ce sont des paroles, des notes, une mélodie, des musiciens et des producteurs, un studio d’enregistrement, des poètes et des clochards… Une chanson, quoi ! Mais pas seulement… L’accompagnent - par quel miracle ? - celles d’avant et celles d’après. Mais pas seulement ! Ce qui remonte le long de ce fil et vient se loger dans la main, comme le ferait un yo yo mû par l’énergie d’une main experte, c’est un monde, l’Amérique tout entière, celle des années 60, et puis celle d’avant, celle d’après, celle qui nous enchante et celle qui nous désespère, l’Amérique des origines et l’Amérique du déclin.
Bon.
À la page 158, et 159, on peut lire ceci :
« Johnston était un producteur malin et ambitieux, doté d’une voix traînante qui vous désarmait. Il était né à Hillsboro, au Texas, en 1932, et avait grandi à Fort Worth. Il commença à travailler dans l’industrie du disque après avoir fait la guerre de Corée. Sa grand-mère Mamie Joe Adams écrivait des chansons. Sa mère, Diane Johnston, qui avait composé « Miles and Miles of Texas », écrivait pour les plus grands chanteurs cow-boys et western : Gene Autry, Roy Rogers, et Eddy Arnold. Johnston commença donc par écrire des chansons. Après les avoir refourguées dans le Sud et chanté avec un trio de noirs qui s’appelait les Click Clacks, il atterrit dans le temple de la musique de New York, sis au 1650 Broadway, où Al Kooper était en train d’apprendre le métier (« C’était mon église, et mon université — c’est au 1650 que j’allais à la fac. J’ai eu de nombreux cours dans ce bâtiment. ») et qui abritait les fameuses équipes de chez Aldon Music : Carol King et Gerry Goffin, Barry Mann et Cynthia Weil, Jeff Barry et Ellie Greenwich.*
Et en note de bas de page :
* « Ils faisaient, de leur propre chef, quelque chose d'aussi essentiel que ce que Dylan était en train de faire», dit Kooper à propos des auteurs de chez Aldon, dont le travail pour les Drifters («Up on the Roof»), les Chiffons («One Fine Day »), les Shirelles («Will You Love Me Tomorrow »), les Righteous Brothers (« You've Lost That Lovin' Feeling»), ainsi que pour la plupart des meilleurs artistes rock’n’roll du début des années 60, demeure l'une des plus belles réussites de la musique pop après la guerre. Dylan, plus que quiconque, mit fin à leurs carrières de paroliers. « Vous étiez en train de regarder des films muets », dit Kooper à propos de la façon dont Dylan a changé ce qu'une chanson pop pouvait être, et dont son utilisation de la langue a changé celle de la chanson même. « Et tout à coup, le son est arrivé. Ohhhhh... et ç'a mis beaucoup de gens au chômage. Ces gens si beaux, qui parlaient comme ça... Ils n'avaient plus de boulot, mon pote. » Et ils le savaient, eux aussi : on ne dira jamais à quel point ces excellents auteurs furent terrifiés par Bob Dylan.
Childesburg, 1941
Travailleurs dans Main Street. Certains sont au chômage.
Ici, en lisant le nom des Drifters, mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai posé l’un des trois disques de Rockin' & Driftin' • The Drifters Box sur la platine… Merveilleux Drifters !
Je crois comprendre pourquoi, un beau jour de 1965, cette musique est allée pointer au chômage. C’était la musique d’un monde plein de promesses dont chacun pensait qu’il allait les tenir. C’était encore l’après-guerre, la prospérité continuait de sourire, l’amour était, sinon libre, possible, la condition faite aux noirs allait enfin changer, c’était sûr. C’est l’écho de ces promesses que j’entends quand j’écoute les Drifters et c’est pourquoi, je ne m’en lasserai jamais.
Avec Like a Rolling Stone, tout change. La poésie défonce les portes de la chanson comme peut claquer le tonnerre, sème la panique, affole les compteurs, épouvante l’âme. Tout d’un coup, la colère gronde, la désillusion montre le bout de son nez, le Vietnam devient l’un des faubourgs de l’Amérique, la récession s’avance, les drogues - pensées comme une expérience de la perception - ravagent, du cœur au cerveau, exigeant d’exorbitants tributs. Qu’importe ! Vietnam, drogues, récession, pauvreté, chômage : les noirs paieront ! Mort ! Que te nuisaient-ils en vie ?
En attendant, les Drifters sont au chômage. Ils ne sont pas les seuls même si ce sont les meilleurs. Rien ne va plus non plus, on l’a vu, pour The Chiffons, The Shirelles, The Crystals, The Coasters, The Seachers… Que faire pour qu’ils touchent enfin les Assedics du talent qui étaient le leur, qu’ils perçoivent à nouveau les justes indemnités du bonheur dispensé, dilapidé ? Que faire ? Je me suis souvenu - peut-être l’avais-je un peu oublié - que j’avais une Cadillac, que je pouvais leur proposer une ballade sur le Net. Aussi, chaque mois, emmènerai-je, les uns puis les autres, se rappeler au bon souvenir des vivants, des nus et des morts…
Je crois comprendre pourquoi, un beau jour de 1965, cette musique est allée pointer au chômage. C’était la musique d’un monde plein de promesses dont chacun pensait qu’il allait les tenir. C’était encore l’après-guerre, la prospérité continuait de sourire, l’amour était, sinon libre, possible, la condition faite aux noirs allait enfin changer, c’était sûr. C’est l’écho de ces promesses que j’entends quand j’écoute les Drifters et c’est pourquoi, je ne m’en lasserai jamais.
Avec Like a Rolling Stone, tout change. La poésie défonce les portes de la chanson comme peut claquer le tonnerre, sème la panique, affole les compteurs, épouvante l’âme. Tout d’un coup, la colère gronde, la désillusion montre le bout de son nez, le Vietnam devient l’un des faubourgs de l’Amérique, la récession s’avance, les drogues - pensées comme une expérience de la perception - ravagent, du cœur au cerveau, exigeant d’exorbitants tributs. Qu’importe ! Vietnam, drogues, récession, pauvreté, chômage : les noirs paieront ! Mort ! Que te nuisaient-ils en vie ?
En attendant, les Drifters sont au chômage. Ils ne sont pas les seuls même si ce sont les meilleurs. Rien ne va plus non plus, on l’a vu, pour The Chiffons, The Shirelles, The Crystals, The Coasters, The Seachers… Que faire pour qu’ils touchent enfin les Assedics du talent qui étaient le leur, qu’ils perçoivent à nouveau les justes indemnités du bonheur dispensé, dilapidé ? Que faire ? Je me suis souvenu - peut-être l’avais-je un peu oublié - que j’avais une Cadillac, que je pouvais leur proposer une ballade sur le Net. Aussi, chaque mois, emmènerai-je, les uns puis les autres, se rappeler au bon souvenir des vivants, des nus et des morts…
- Up On The Roof (Rockin' & Driftin • The Drifters Box - Rhino, 1996)
- On Broadway (idem)
- Under The Bordwalk (idem)
- Rat Race (idem)
Blind Test du 6 janvier
These Foolish Things (Helen Merrill - Parole e Musica - RcaVictor/BMG, 1961)
7 commentaires:
Aaaahhh... revoilà enfin le grand fernet, avec ses mythologies croisées et ses classiques oubliés...
Il était temps.
Youpih ! Avant ce soir j'aurais donc le plaisir d'avoir Nicole Kidman, Zang Zihy et Winona Rider au téléphone pour des rendez vous galant !
j'adore mon horoscope !!
tres tres bon texte !
la musique forcement aussi !
PS: Message à Sad: "classiques oubliés..."? pas pour moi gamin !
Bien aimé la petite référence villonesque... et puis beau post, aussi. En résumé, une fondue de sucre et de gospel sur braise Protestsong... Je vais jeter fissa un coup d'oeil à ton bouquin.
Cher Totagata, les personnes qui connaissent et aiment Villon auront toujours une place dans la Cadillac… En tout cas, bonne lecture !
Enfin sortie du garage, la Cadillac !
Pour mieux suivre la route, elle emporte avec elle des passagers de choix, doux compagnons d'un temps révolu, traces nostalgiques d'un monde rêvé, vite désenchanté.
Un post par mois, c'est trop peu, cher fernat-branca ! il faut plus de carburant pour nous permettre de suivre ces pentes si douces.
Cher Thom,
Vous êtes bien le seul à composer vos commentaires avec cette même attention, et cette même délicatesse, qui rendent si émouvants vos propres “envois”. Comme c'est valorisant, encourageant, agréable à lire ! Merci !
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