24 septembre, 2005

Prison blues

Une fois n'est pas coutume, je pourrais composer cet envoi à la manière de Question pour un champion. Top, c'est parti ! Né en 1914, condamné pour homicide, je purge ma peine au pénitencier d'Angola où je chante du blues en m'accompagnant à la guitare… Et blah blah blah, et blah blah blah…
Cela raconte-t-il quoi que ce soit ? Non. N'est-ce pas stupide ? Si. Saurais-je jamais raconter quelque chose ? Ce n'est pas gagné !



(photo Taylor Lasseigne)


Plouf, plouf… ! En 1958, venu enregistrer des chants de prisonniers, l'ethnomusicologue Harry Oster débarque à la prison d'Angola pour finalement tomber sur le détenu Robert Pete Williams qui, convaincu de meurtre, paie sa dette à la société en poussant la chansonnette dans ses derniers retranchements. Entre ces mêmes murs, au pied de ces mêmes miradors où, 30 ans plus tôt, Alan Lomax, un autre ethnomusicologue, enregistrait Leadbelly pour la première fois, Harry Oster gravera dans la cire les complaintes électrisantes de Robert Pete Williams et l'aidera même à obtenir sa libération conditionnelle. Que faut-il penser de tout cela ? Que le savoir reconstruit ce que détruit le pouvoir ? Que la société américaine - sa brutalité, sa violence - conduit ses artistes noirs au cachot ? Qu'aux États-unis, les prisons, tenues par des blancs, fabriquent de grands artistes noirs ? Que l'art, loin d'être un chemin qui ne mène nulle part, ouvre une voie vers le salut ? Qui sait… ?


Example
Harry Oster & Robert Pete Williams
Example
Leadbelly et Alan Lomax

La réponse, évidente comme un que multiplie un, s'inscrit pourtant en quelques microsillons de lumière et de chagrin. Sertis dans l'âme humaine pour l'éternité, le blues de Robert Pete Williams prend naissance dans un jeu de guitare légèrement décalé, un peu aigrelet, presque désaccordé où se lisent, comme dans une main déjà parcheminée, les mille failles d'une vie, les erreurs de parcours, le repentir, la douleur d'être, les questions tournées vers le ciel…


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Robert Pete Williams

Ainsi nous est-il donné ici de vivre une autre vie qui ressemble furieusement à la nôtre.


Blind Test du jour

Blind Test du 20 septembre
Fognama Kurma de Kasse Mady - National Badema - Syllart

20 septembre, 2005

Courrier du cœur

Dans le très abondant courrier - télépathique, hélas ! - reçu à la suite de mon dernier envoi (cf; Charlie Feathers), de fidèles usagers de la Cadillac… me demandaient essentiellement quels pouvaient bien être les lieux et les époques « où j'aimerais être plutôt qu'ici et maintenant. » Leur requête me paraît si légitime que je me sens tenu de leur répondre, en partie du moins. Voici donc la liste, non exhaustive, des lieux et des époques, où j'aimerais être, des événements auxquels j'aurais aimé assister ou dont j'aurais aimé être l'un des acteurs, si je n'étais aussi pesamment et fatalement moi-même.

Ainsi aurais-je aimé

  • Vivre à Dakar dans les années 60 et 70. Et à Addis-Abeba, pendant la même période.
  • Passer quelques jours dans la cave de cette maison, près de Woodstock, d'où sont sortis - nul ne sait comment - les Basement Tapes
  • Devenir l'ami de Billie Holiday. La serrer contre mon cœur
  • Fumer un peu d'herbe avec Lester Young
  • Correspondre avec Érik Satie (qui n'ouvrait jamais son courrier)
  • Faire partie du trio de Lightnin' Hopkins
  • Posséder un club de jazz à New-York dans les années 40 et 50
  • Jouer au foot avec Duke Reid et Clement “Coxone” Dodd
En revanche, j'étais très heureux de me trouver, le 13 septembre dernier, un mardi soir, à l'Alimentation Générale, bar et restaurant de la rue Jean-Pierre Timbaud où, deux fois par mois, l'ami Aduna, chargé de la programmation musicale, vient partager ses trésors. Nous avons fait connaissance, bavardé, justifié l'existence de la bière. Le cuisinier, sénégalais, nous a même offert un assortiment de petites entrées, tapas exotiques, carottes épicées, pommes de terre et cumin, calmars marinés au citron…

Example
Aduna (la terre, le monde, en wolof)

Enfin, il y avait la musique, Bembeya Jazz National, Ghana Soundz, Orchestra Baobab… Incomparable. De bout en bout. Des ballades à couper le souffle, des voix comme si le bon dieu vous chuchotait à l'oreille qu'il vous pardonne, qu'il ne dépend que de vous d'être heureux… Alors c'est ce que j'ai fait, j'ai été heureux.

Où que vous soyez, le paradis lui est ici…
Blind Test du jour
Blind Test du 16 septembre
My Rifle, My Pony And Me • Dean Martin & Ricky Nelson in My Rifle, My Pony and Me

16 septembre, 2005

Early rock

En partant à la recherche, voici deux ans, de Get With It : Essentials Recordings (1954-1969) de Charlie Feathers, paru sur le label Revenant, je n'en suis pas revenu, justement, de découvrir, en mettant la main sur ce disque tant convoité, que Charlie Feathers et Junior Kimbrough s'étaient coudoyés et qu'il pouvait subsister une trace sonore de cette rencontre. J'aurais bien aimé être une petite souris pour voir ça de mes propres yeux, deux spécimens de sauvagerie comme il ne s'en est pas produit depuis la préhistoire, se humer, se jauger pour finalement taper le carton à la guitare. De toute façon, il existe tellement de lieux et d'époques où j'aimerais être plutôt qu'ici et maintenant que je n'y fais moi-même plus très attention. Quoi qu'il en soit, de Charlie Feathers, je savais peu de choses sinon qu'il avait essayé, vainement, de revendiquer la paternité du rock 'n' roll, injustement attribué, pensait-il au King, devenu Kong [ndlr]. Comme l'avait fait avant lui Jelly Roll Morton avec celle du jazz. Plus classe, le vieux Charlie n'était pas allé jusqu'à l'imprimer sur ses cartes de visites. En avait-il seulement, des cartes de visite ? Imagine-t-on un tyrannosaure proposer sa carte de visite au principe d'évolution qui s'apprête à l'emporter ?

Example

Toute réflexion faite, je pense qu'il n'avait pas tort, Charlie Feathers. Et que le rock 'n' roll lui doit beaucoup ! Peut-être n'en est-il pas exactement le père - tout le monde s'en fiche au fond - mais le rock n'aurait pas été le même sans ces quarante-deux titres essentiels réunis où j'ai dit. En plus Elvis et lui s'étaient croisés, chez Sun Records bien sûr, avant que Charlie ne prenne ses cliques et ses claques, excédé par Sam Philips, le patron, qui tenait absolument à en faire un chanteur de country.

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Comment brosser le portrait d'un homme dont la musique, primitive, brute - si possédée que le Bon Dieu lui-même, à supposer qu'il existe, serait bien en peine d'en exorciser les démons - n'a pas d'égale. Faut-il s'en tenir aux rares images que propose le net, à sa belle gueule de cow-boy de cinéma, palimpseste de Chet Baker, James Dean et Jack Palance ? À l'état civil ? Lequel prétend qu'il vit le jour le 12 juin 1932 à Holly Springs pour entrer, un soir d'août 1998, dans la nuit éternelle. Comme je l'ignore, on se passera de portrait !

Il suffit d'écouter, c'est plus simple. Laissez-vous faire ! Et avec un peu de chance, vous arpenterez bientôt les trottoirs de Memphis à la poursuite d'un fantôme dont les rêves sauvages ont été emportés par le vent.


Blind Test du jour


Blind Test du 11 septembre
Mwana Wa Ndigwa - Mbiri Young Stars - The Nairobi Beat : Kenyan Pop Music Today - Rounder


11 septembre, 2005

Fondu de Fundi

Enfant, j'imaginais le Kenya comme une immense réserve, une contrée inconnue essentiellement acquise aux chasseurs et aux trafiquants d'ivoire venus dilapider les richesses du monde sauvage, territoire fantastique dont j'apprenais à aimer les fastes naturels dans l'encyclopédie La Faune (Éd. Grange Batelière). La brutalité du vivant s'y étalait, à pleine page, en de larges photos où l'on voyait lions et lionnes dévorer zèbres ou gazelles, métaphore parfaite - je ne l'ai su que plus tard - d'un pays, et d'un continent tout entier, l'Afrique, dépecés sans ménagement par un prédateur plus féroce encore que le plus féroce d'entre eux. Aujourd'hui, il en va autrement. J'ai grandi, vieilli, acquis un savoir un peu différent, et me fais du Kenya une autre image. Qui, bien évidemment, passe, aussi, par la musique.

Example

Comment ai-je découvert Fundi Kondé et ces 17 plages réunies par RetroAfric, label dont le sérieux - seule vraie garantie du plaisir - engage la qualité ? Grâce à Louis Skorecki une fois de plus, inépuisable gisement de découvertes musicales, dont la chronique du disque - parue dans World, revue aujourd'hui défunte - m'avait emballé. « Emballé, c'est pesé ! », comme on dit. Et tout bien pesé, voilà un disque merveilleux où se reconnaissent - quoi qu'on en pense - quelques-une des sources des musiques populaires de l'Afrique d'aujourd'hui. Ce n'est pas rien. Connu comme le premier musicien d'Afrique de l'Est à s'être emparé d'une guitare électrique, Fundi Kondé est resté célèbre pour avoir composé, en 1956, Malaïka, qu'il enregistre avec l'un des plus populaires interprètes kenyans de l'époque, Fadhili William. Ce véritable tube sera repris par la suite par nombre de musiciens africains sans que la paternité du titre lui soit toujours reconnue.

Example
Fadhili William (à gauche) et Fundi Konde

Ballades, berceuses - imaginez, des berceuses ! Qui en écrit encore ? - calypsos chaloupés et rumbas hypnotiques composent l'essentiel de cette Retrospective (1947-1956), soit dix-sept raretés historiques enregistrées la première fois en 1946 à Calcutta, sur le label indien Dum Dum. Tant qu'on pourra écouter ce genre de choses, rien ne sera tout à fait pourri dans le domaine de la musique enregistrée !

Ici Cognacq-Jay, à vous les studios…
Blind Test du jour (difficile)
Blind Test du 7 septembre : Papa n'a pas voulu - Mireille 1929-1935 - Chansophone

07 septembre, 2005

Rose c'est la vie ou la loi de Murphy

Le 14 décembre 1948, une jeune femme noire, ronde comme une pomme d'amour, entre dans les studios RCA à Hollywood. Un guitariste, Jack Marshall, et un contrebassiste, Quincy Major Holey, l'accompagnent. Le mois suivant, elle fêtera ses 35 ans. En attendant, elle chante, asticote un piano, frappe du pied sur une planche à laver. Quelques heures plus tard, A Little Bird Told Me ; Baby, Baby ; Pennies From Heaven et You Were Meant For Me sont mis en boîte. Belote. Le 31, juste avant le réveillon de la Saint Sylvestre, rebelote, Rosetta ; Girls Were Made To Take Care Of Boys ; Honeysuckle Rose ; Busy Lines… coulent dans la cire. En une volée de titres, The Chee-Chee Girl est née. Champagne ! Bien d'autres séances suivront qu'on aura plaisir à retrouver dans un merveilleux assortiment de bonbons acidulés, (The Chee-Chee Girl), The Complete RCA Victor Recordings. Je vous en prie, servez-vous, prenez-en autant que vous voulez !

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Formée au piano par Fats Waller, la voix de Rose Murphy, sa façon de chanter ne doivent rien à personne. Combien même sont-ils à lui avoir suggéré de ne pas chanter tant son timbre peut sembler singulier, aigrelet, comme si la mue n'était pas venue, à prétendre que sa voix, restée celle d'une petite fille n'était bonne qu'à égrener des comptines en sautant à la corde ? J'imagine que rien n'est facile quand les grandes chanteuses de l'époque s'appellent Billy Holiday, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Dinah Washington, Helen Humes, Betty Carter

Example
photo: Rodney Jay Atienza

Reste le plaisir prodigué, au piano pour commencer qu'elle explore d'une façon non moins personnelle, formidablement rythmée, tout à la fois ferme et souple. Et puis la voix. Une voix d'ange, d'enfant de chœur plus exactement, dont la candeur crisse comme peut parfois crisser le sucre, agacer les dents. Ecoutez ce que devient Honeysuckle Rose, croqué par cette voix-là. Vous m'en direz des nouvelles.

L'autel est ici

Blind Test du jour (très facile)

Blind Test du 2 septembre : .44 Pistol (1994) - Robert Burnside - Too Bad Jim - Fat Possum - 1994

02 septembre, 2005

L'habit ne fait pas le moine

Avec son improbable casquette, Herman Alexander ressemble un peu au capitaine d'un navire à roues dont les aubes gigantesques ne cesseraient de brasser le Mississippi comme s'il s'agissait d'en mélanger les couleurs ou d'en prélever le riche limon. Ou peut-être n'est-ce qu'un képi d'employé des chemins de fer qu'il ne lui est pas venu à l'esprit d'ôter pour la photo. Loin d'être forcées, ces similitudes ne manqueront pas d'être poussées plus loin aussitôt pris conscience que cet incroyable bluesman, dont la morphologie est à peu près aussi sèche que le jeu, n'a pas davantage enregistré qu'un authentique enseigne de vaisseau ou qu'un bagagiste professionnel.

Example

Onze titres efflanqués - le plus long ne dépasse pas quatre minutes - font un total de vingt-sept minutes en tout et pour tout, d'un blues rustique dont la puissance musicale catapulte Herman Alexander dans la communauté, plus fermée qu'on ne le croît, des très grands musiciens de blues. Pour l'éternité ! N'en déplaise à Wim Wenders, ces musiciens-là n'ont jamais eu besoin de sauter en l'air ni de déclencher des ouragans de décibels pour laisser empreintes et souvenirs inoubliables. Un costume étriqué, une guitare acoustique, une vie dans le meilleur des cas, faisaient amplement l'affaire.

Example
Sortie de cinéma sur Beale Street, 1939

Né à Tunica, Mississippi, le 1er janvier 1925, Herman Alexander apprend à jouer de la guitare en écoutant des disques tandis que son père lui enseigne l'harmonica. Quelques années plus tard, il rencontre le pianiste Alabama Red auprès duquel il parachèvera sa formation en élargissant considérablement son répertoire. Musicien des rues, sa notoriété n'aurait probablement jamais dépassé Beale Street et Handy Park (Memphis), si les responsables du label autrichien Wolf Records n'avaient eu la bonne idée de l'enregistrer. On peut regretter à ce sujet qu'il ait été nécessaire d'adjoindre à ces onze pistes huit titres inédits de CeDell Davis. Malgré tout l'amour que nous vouons à celui-ci, un disque intégralement consacré à l'œuvre d'Herman Alexander aurait sans doute été préférable.

La matière première est ici

La démonstration, là
Blind Test du jour
Blind Test du 30 août : Ahmad's Blues (1958) - Ahmad's Blues, Ahmad Jamal, Chess, 1994